Michel Zink : «Le français risque de devenir une langue morte comme le latin»

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Professeur au Collège de France et secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il appelle écrivains et professeurs à prendre soin du français menacé de se fragmenter en différents dialectes. Michel Zink a participé à un ouvrage collectif, Le Bon air latin (Fayard), dans lequel une quinzaine de personnalités expliquent pourquoi il est vital de connaître sa langue intimement et sur le bout des doigts. Ils témoignent aussi des bienfaits de l’apprentissage du latin, fût-il rudimentaire et quelque peu douloureux.

Retrouvez chaque semaine l’interview des personnalités qui ont collaboré à ce recueil.

LE FIGARO – Pourquoi est-il urgent que nous prenions soin de notre langue ?

Michel Zink – Qu’on soit bien d’accord, il n’est pas question de vouloir l’empêcher d’évoluer puisqu’elle évoluera de toute façon. La seule langue qui n’a pas bougé, c’est celle des Islandais. Ils veulent conserver la langue de leurs sagas du XIIIe siècle. En pleine Seconde Guerre mondiale, leur parlement s’étripait sur de menues modifications linguistiques! Le français évolue donc sans cesse et c’est normal, mais actuellement il le fait trop vite. Si nous le laissons se transformer sans discernement, bientôt, nous ne nous comprendrons plus entre francophones.

Y a-t-il un risque que le français devienne une langue morte tandis que se développeraient différents dialectes francophones ?

Le français classique pourrait en effet devenir une langue artificielle qui ne serait plus utilisée que dans de grandes circonstances. Le risque est d’autant plus grand que pendant des siècles, on n’écrivait pas comme on parlait. Maintenant les deux tiers des romanciers essaient d’imiter le français oral. La littérature ne jouant plus son rôle de frein, le français se fragmente de plus en plus rapidement si bien que les groupes sociaux, les générations, les populations qui parlent le français ne se comprennent plus.

Il faut travailler à conserver une langue commune. Ce terme de fragmentation n’est pas anodin. On l’emploie pour désigner l’éclatement du latin en langues romanes. Et oui, on risque d’arriver à un nouveau phénomène de ce type, le français devenant une langue morte comme l’est devenu le latin.

Comment ralentir ce processus de fragmentation qui menace la cohésion sociale ?

Chacun est responsable de la façon dont il parle et écrit. Néanmoins deux catégories de personnes ont un rôle capital dans ce sauvetage d’une langue commune. L’écrivain a le droit de prendre toutes les libertés avec la langue, de la sculpter selon son génie propre, à condition qu’il soit conscient de ce qu’il fait ; à condition que les libertés qu’il prend ne procèdent pas de l’ignorance, du relâchement ou de la paresse. Or, je dois dire qu’un grand nombre de romans que je lis sont écrits de manière extrêmement plate. Ils sont truffés de lieux communs, de formules toutes faites, de métaphores éculées. Ils écrivent platement parce qu’ils ne sont pas conscients de l’épaisseur de la langue ni des sédiments que les siècles y ont déposés.

Quelle autre catégorie de personnes est responsable du français ?

Les professeurs. Ils ont un rôle presqu’opposé à celui des écrivains. Leur rôle est de modérer, de réguler, de ralentir l’évolution de la langue, de l’empêcher de s’emballer, d’éviter son morcellement, en éveillant leurs élèves à la conscience de son histoire, de son fonctionnement, de ses règles d’articulation, de sa beauté, de ses normes.

Le rôle du professeur est un rôle conservateur. Sa place est à l’arrière-garde. J’ai bien conscience que ce rôle n’est pas toujours gratifiant mais il est nécessaire. Ce combat conservateur, perdu d’avance puisque de toute façon la langue change, n’en est pas moins glorieux. Personne ne sait, sauf moi qui suis un cuistre, qui commandait l’avant-garde de l’armée de Charlemagne à son retour d’Espagne. Mais personne n’a oublié qui commandait l’arrière-garde: c’était Roland.

Parler une langue commune est un enjeu social mais aussi personnel ?

C’est un enjeu immense, presqu’essentiel. Savoir dire et écrire ce qu’on pense et ressent est la seule façon d’être relié à soi. Lorsque nous ne pouvons pas nous exprimer d’une façon qui nous est propre, nous sommes réduits à rien. Lorsque nous n’avons plus conscience des effets que peut produire ce que nous disons selon la manière dont nous le disons, nous sommes mutilés.

Comment l’apprentissage du latin, fût-il rudimentaire, transforme-t-il notre conscience de la langue française ?

Une langue vivante, on la comprend intuitivement. Le latin, non. Il exige une grande précision pour en sentir les nuances. Il oblige à une analyse exacte de la phrase. En latin, tout compte. Tout le sens d’une phrase peut être changé par une seule lettre. Apprendre le latin aide à mesurer la force qu’il y a à s’exprimer justement, donc à penser de façon concise. Quand on gravait dans la pierre, on cherchait la brièveté. Internet provoque l’effet inverse, une logorrhée que rien ne limite. Retrouvons le goût de la concision, des mots choisis, d’une langue amoureusement ciselée!

À lire Le Bon air latin (Fayard), 360 pages, 22€.

Source : Le Figaro

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